17
« Il faut être complètement dingue pour s’aventurer en pleine nuit dans le jhuggy ! »
Les yeux bleus de la religieuse, une femme d’une soixantaine d’années vêtue d’une robe et d’un voile blancs, fixaient Mark avec sévérité.
« Vous y êtes bien, vous ! » répliqua Mark.
Elle leva les bras au ciel et prit à témoin la vingtaine d’enfants de tous âges qui l’entouraient.
« J’y ai passé près de quarante ans. Je les connais et ils me connaissent. »
Une lampe à huile dispensait un éclairage tremblotant qui dorait les joues des enfants et la tôle ondulée des cloisons. La baraque servait à la fois de dispensaire, d’orphelinat et de chapelle. Un grand réchaud à gaz trônait au milieu de la pièce comme un autel. La terre battue, encore gorgée des pluies de mousson, avait la consistance d’une boue collante. La religieuse versa du chai dans une tasse en argile qu’elle tendit à Mark.
« Je suppose en ce cas que vous êtes au courant de tout ce qui s’y passe », dit-il.
La religieuse s’assit sur le deuxième fauteuil, aussi défoncé que celui dans lequel il s’était installé et dont tous les ressorts grincèrent de concert. Elle désigna le cercle des enfants d’un ample geste du bras.
« J’ai été informée de votre présence à peine trois minutes après que vous êtes descendu du camion. Je leur ai demandé de vous conduire ici avant qu’une bande ne vous tombe dessus et ne vous coupe en petits morceaux. Le trafic d’organes est l’un des plus rentables dans le bidonville. »
Elle saisit une fillette de quatre ou cinq ans par le bras et la tira sous la lampe à huile : une de ses orbites était vide sous la masse ébouriffée de ses cheveux.
« Son frère aîné a vendu l’œil de Chandri pour une misérable poignée de roupies. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Le dernier cri, ce sont les testicules des jeunes gens et les ovaires des jeunes filles. Les Occidentaux et les Arabes du Golfe sont prêts à toutes les monstruosités pour prolonger leur jeunesse. »
Le goût âpre du chai plissa les yeux de Mark. Quelques instants plus tôt, les enfants l’avaient encerclé dans une allée du jhuggy. La plus grande des filles, une adolescente de douze ou treize ans, lui avait dit, dans un anglais hésitant, qu’une certaine sœur Marie désirait lui parler.
« Vous les avez recueillis ?
— Dieu est un sacré farceur ! Pardon, mon Dieu, un Farceur Sacré... J’ai choisi la voie du célibat mais il m’a donné une famille très nombreuse, bien que je n’aie jamais approché d’homme. Toute proportion gardée, j’illustre moi aussi le concept de l’immaculée conception. J’ai bien mérité du nom de Marie. »
Elle éclata de rire. Sa bonne humeur et la chaleur du chai se conjuguaient pour redonner un peu d’énergie à Mark. Il avait bien cru se perdre dans le labyrinthe du bidonville, où toutes les allées, toutes les constructions se ressemblaient, où les carrefours n’étaient rien d’autre que des décharges à ciel ouvert, où les rigoles transformaient certains passages en rivières d’excréments et de boue.
« Comment subvenez-vous à leurs besoins ? L’Église vous finance ? »
Nouvel éclat de rire de sœur Marie, teinté d’amertume celui-là.
« L’Église ? Rome a depuis longtemps renié ses pauvres servantes. Nous n’attendons rien non plus du gouvernement de Delhi ou du Shiv Sena, le parti régionaliste marathi majoritaire au conseil municipal de Mumbai. Nous nous efforçons de nous suffire à nous-mêmes : les plus grands trient les ordures, récupèrent ce qui peut être récupéré, revendent ce qui peut être revendu. Les plus petits m’aident à donner les soins et grappillent de la nourriture par-ci par-là. J’interdis la mendicité, mais je tolère une certaine... disons... liberté avec les lois sur la propriété.
— Est-ce qu’ils ne finiront pas par rejoindre tôt ou tard les rangs du Dalit ? »
Les yeux de la religieuse s’assombrirent. Si son visage avait conservé une certaine fraîcheur, ses mains flétries, crevassées, criblées de taches brunes, semblaient avoir servi pendant plusieurs vies.
« Qui pourrait le leur reprocher ? Ils sont de plus en plus nombreux, et le Dalit est la seule lumière dans leur nuit. Ils s’y brûleront les ailes, mais la force de la parole, catholique, hindoue ou musulmane, ne leur suffit plus. Moi-même, j’ai parfois envie de les armer et de les entraîner vers les quartiers luxueux de Malabar Hill. Ils meurent par centaines dans mes bras. La faim, la soif, les épidémies... Je n’ai pas comme eux la notion du Karma, et je me mets de plus en plus souvent en colère contre Dieu.
— Avez-vous entendu parler du laboratoire du Dalit ? »
Sœur Marie se leva et se servit une deuxième tasse de chai.
« Ce n’est pas qu’un simple laboratoire, dit-elle en se retournant. Mais le quartier-général des Intouchables et leur dépôt d’armes.
— Vous savez où il se trouve ?
— Pas exactement... » Elle entoura de son bras les épaules de la fillette borgne. « Mais les enfants, sûrement.
— Est-ce qu’ils peuvent m’y conduire ? »
La religieuse l’examina avec une attention aiguisée, tranchante, comme pour ouvrir une fenêtre sur son esprit.
« Je ne sais pas qui vous êtes, ni ce que vous venez chercher dans le jhuggy... »
Mark lui expliqua brièvement les raisons de sa présence en Inde, insistant sur le danger que représentait le virus de Jean Hébert pour l’humanité.
« Qu’est-ce qui a poussé cet homme à concevoir une telle abomination ? demanda-t-elle après un long moment de silence.
— Une partie de la réponse à cette question se trouve probablement à l’intérieur du laboratoire du Dalit.
— Et vous ? Dans quel but voulez-vous la récupérer ?
— Pour la mettre en lieu sûr.
— Aucun lieu n’est sûr à cent pour cent. La seule solution, si vous ne voulez pas que cette... saloperie déclenche une catastrophe, c’est de la détruire. Définitivement. »
Il savait qu’elle avait raison, que les hommes ne se montreraient pas plus raisonnables avec la biotechnologie qu’ils ne l’avaient été avec l’atome. Les vieux démons s’habillaient en permanence de nouveaux désirs, de nouvelles technologies.
« Avant de la détruire, il faut la retrouver, murmura-t-il.
— Le Dalit mettra le jhuggy à feu et à sang.
— C’est la terre entière qu’il projette de mettre à feu et à sang !
— Vous me demandez... » Elle désigna les enfants. « Vous leur demandez de nouveaux sacrifices. Combien d’entre eux devront être immolés avant qu’on les reconnaisse enfin comme des êtres humains ? »
Les vertèbres de la sentinelle craquèrent comme du bois mort.
Le jhuggy s’était considérablement agrandi en quatre ans, mais Indrani n’avait marqué aucune hésitation pour retrouver l’entrée du laboratoire, une baraque en tôle identique aux milliers d’autres qui bordaient les allées étroites et boueuses. Les deux Américains avaient retiré leurs costumes pour s’affubler de haillons. Abel avait dissimulé ses cheveux sous un large pan d’étoffe. L'étroitesse des allées et la densité de la foule les avaient contraints à abandonner la Maruti. A peine étaient-ils descendus qu’une armée d’ombres avait surgi de la nuit et s’était abattue comme une nuée de charognards sur le véhicule. Ils avaient marché pendant deux bons kilomètres, traversant des mares puantes, escaladant des tas d’immondices, fendant des attroupements de jeunes gens aux regards assombris par le crack. Le métis s’était arrangé pour garder le canon de son arme, muni d’un silencieux, enfoncé dans le flanc d’Indrani.
Bien que plusieurs occasions se fussent présentées, elle n’avait pas cherché à leur échapper. D’abord, le métis lui avait pris le DVD à l’issue d’une fouille humiliante. Ensuite, c’étaient des mercenaires, des tueurs, des hommes probablement plus qualifiés que Mark pour l’aider à pénétrer dans le laboratoire des Intouchables. Lorsqu’elle aurait rassemblé les deux moitiés de Kali, elle aurait un petit quart d’heure pour leur échapper et s’éloigner de la zone des opérations.
Elle regrettait cependant l’absence de Mark. Elle était parvenue jusqu’au bout à résister à la tentation de lui dévoiler la vérité, mais elle avait trahi pour lui son serment de devanasi, ce devoir sacré qui lui commandait de ne pas s’attacher à un homme. Elle l’avait vu courir derrière la Maruti sur le quai de Dhakka Baucha. Elle avait ressenti un tel déchirement lorsque sa longue silhouette n’était devenue qu’un point minuscule à l’autre bout de la route qu’un gémissement s’était échappé de sa poitrine. Il ne saurait jamais à quel point elle l’avait aimé. C’était sans doute mieux comme ça.
Le cadavre de la sentinelle glissa silencieusement sur le sol. Abel le tira hors du halo mouvant de la lampe à huile suspendue sur un fil. Les femmes qui bavardaient quelques mètres plus loin, des musulmanes vêtues de burkha, ne leur accordaient aucune attention.
« Il n’y a qu’un garde ? », demanda Mike à voix basse.
Il frappa les côtes d’Indrani du canon de son arme pour appuyer sa question.
« Un seul à l’extérieur, répondit-elle en grimaçant. Mais une dizaine à l’intérieur. Sans doute armés de Kalashnikov. »
A cet instant, un homme sortit de la baraque pour griller une cigarette. La flamme de l’allumette éclaira pendant quelques secondes ses arcades sourcilières et ses pommettes. Il tira une longue bouffée de sa cigarette, puis parut brusquement se rendre compte de l’absence de la sentinelle et s’avança de quelques pas en direction d’Indrani et des deux Américains. Il grommela quelques mots, plongea la main dans l’échancrure de sa chemise mais n’eut pas le temps d’extirper son arme. Le Beretta de Mike avait craché en silence. La balle l’avait frappé entre les yeux, juste au-dessus de la barre des sourcils. La stupeur le maintint debout pendant une poignée de secondes, puis il s’affaissa sans proférer une plainte.
« Planque-les », ordonna Mike.
Abel traîna les deux cadavres dans une venelle entre deux baraques et les recouvrit d’une plaque de tôle ondulée qui traînait dans la boue. Un groupe de femmes et d’enfants traversa l’allée. Mike colla Indrani contre lui et garda la tête baissée jusqu’à ce que la nuit eût absorbé les passants. La puanteur lui tapait sur les nerfs. La fille lui faisait un drôle d’effet. Rien à voir avec l’espèce d’irritation acide que soulevait en lui Ava-Joan. Ça ressemblait plutôt à un engourdissement sournois, quelque chose comme un envoûtement. Cette Indienne avait un truc, un charme, comme ces vieilles adeptes du vaudou qui passaient leur vie à jeter des sorts dans des pièces sombres et enfumées du Bronx. Il lui tardait maintenant de lui loger une balle dans le crâne, de briser l’enchantement. Il n’appréciait pas l’intervention des forces surnaturelles dans ses affaires.
Délaissant son .454 Casull, Abel se munit de sa deuxième arme, un Ruger P85 auquel il vissa un silencieux, et s’approcha à pas lents de l’entrée de la baraque, suivi de Mike et d’Indrani.
Quatre hommes dans la première pièce. Assis sur des tabourets autour d’une table en fer, ils jouaient aux cartes à la lueur d’une lampe, leurs armes, des fusils d’assaut AK 47, posées sur leurs genoux. Ils ne réagirent pas lorsque Abel fit son apparition, la tête entièrement dissimulée par le pan de tissu. L’un d’eux éclata de rire, un autre apostropha l’intrus d’une voix rude. Ils entrevirent, trop tard, l’éclat d’un pistolet entre les hardes crasseuses.
Les enfants progressaient sans aucune hésitation dans le labyrinthe du jhuggy. Mark et sœur Marie se tenaient au milieu de la colonne. Avant de se mettre en route, la religieuse s’était éclipsée pendant quelques instants dans l’une des pièces du dispensaire. A son retour, elle avait tendu un vieux Colt. 45 à Mark.
« Il est chargé. En cas de besoin, vous saurez mieux vous en servir que moi.
— Je ne suis pas un spécialiste des armes, avait-il objecté.
— Prenez-le. Je suis tellement soupe au lait que je risque de perpétrer un massacre.
— Je croyais que le Christ recommandait à ses disciples de tendre la joue gauche...
— La mienne a déjà reçu trop de claques. »
Il avait saisi l’arme, vérifié que le cran de sûreté était verrouillé, l’avait glissée dans la ceinture de son jeans et avait rabattu un pan de sa chemise sur la crosse.
Des scènes oniriques se découpaient dans les bulles de lumière, comme des rêves dérobés aux dormeurs. Ici, une puja se déroulait dans un amas de tissu et de bois transformé en temple, là, un homme maltraitait une femme sous les yeux d’enfants terrorisés, là encore, une gamine au maquillage outrancier faisait le tapin au croisement de deux allées, deux vieilles femmes accroupies consultaient un astrologue assis en tailleur sous un immense parapluie noir, des bandes d’adolescents agglutinés autour d’un poste de radio dansaient au son d’une musique proche de la techno, un cadavre achevait de se consumer sur un bûcher en répandant une forte odeur de viande grillée... Mark avait l’impression de se promener dans une ville renversée par un tremblement de terre. Les activités y étaient les mêmes que dans n’importe quelle agglomération indienne, mais la précarité, la promiscuité en accentuaient le côté dérisoire. Pourtant, les habitants du jhuggy avaient besoin, comme les autres, peut-être davantage que les autres, de se raccrocher à des rituels.
Mark palpait de temps à autre, au travers de sa chemise, la crosse du Colt .45. Sœur Marie, qui marchait devant lui, se retournait régulièrement pour lui lancer un regard complice. Elle avait absolument tenu à se joindre à l’expédition. Elle n’avait pas grand-chose en commun avec les religieuses qu’il avait rencontrées dans les différents pays où l’avaient mené ses enquêtes. Elle œuvrait seule, contrairement à ses consœurs, et sa colère, nourrie par des années de lutte inutile, l’entraînait à renier les principes fondateurs de sa religion, à s’aventurer le plus en plus souvent sur les pentes de l’illégalité. Comme Mark, avec ce flingue, reniait lui-même ses principes non violents – quelle idée de revendiquer la non-violence quand on s’appelait Sidzik !
Les plus âgés des enfants avaient obligé les plus jeunes à rester au dispensaire. Ils avaient hésité lorsque sœur Marie leur avait exposé la requête de Mark. Ils s’étaient réunis dans une pièce et leurs éclats de voix, parfois étouffés, parfois suraigus, avaient témoigné de l’âpreté de leur discussion. Dix minutes plus tard, ils étaient revenus dans la pièce d’entrée et avaient déclaré qu’ils acceptaient de conduire Yangrezi au repaire des Intouchables. Il leur en coûtait de trahir des habitants du jhuggy, mais les hommes du Dalit se comportaient comme des démons, enlevaient les filles pour en faire leurs esclaves, tuaient les pères ou les frères qui protestaient, obligeaient les garçons à travailler pour eux... Leur gravité, leur maturité avaient surpris Mark. Les plus vieux n’avaient pas dépassé les treize ans, mais la nécessité de se battre chaque jour pour survivre les avait déjà transformés en adultes.
Ils avançaient en file indienne, s’assurant, par de brefs coups d’œil en arrière, que Yangrezi et sœur Marie gardaient le contact. Ils évitaient les passages boueux en coupant par l’intérieur des baraques sans se soucier de leurs occupants, contournaient des tas d’immondices que des enfants de quatre ou cinq ans avaient transformé en terrains de jeu. Aucune étoile ne brillait dans le ciel d’un noir indéchiffrable. Mark suspendait parfois sa respiration pour ne pas inhaler la puanteur, insoutenable par endroits. Des éclats de disputes, de bagarres, entrecoupaient les flots sonores des radios ou des télévisions alimentées par des groupes électrogènes.
« Le Dalit a acheté leur complicité en leur offrant ces groupes électrogènes et en leur distribuant des vivres, fit sœur Marie. Les chiens ne mordent pas les mains qui les nourrissent. Mais un jour ils se révolteront. Quand ils en auront assez de voir leur filles violées et leurs fils assassinés. »
Mark aurait été incapable d’évaluer le nombre de kilomètres parcourus depuis le dispensaire. Les seuls repères, les tours ultramodernes des palaces cinq étoiles dont les néons claquaient comme des insultes, semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient. Dans les allées les plus larges, des grappes compactes se pressaient devant les étals éclairés des épiceries où quelques légumes, vendus à des tarifs prohibitifs, pourrissaient dans des cageots.
« Personne ne cherche à leur piquer leurs marchandises ? s’étonna Mark.
— Avant, ils étaient sous la protection des caïds de la pègre, répondit la religieuse. Ils sont maintenant sous celle du Dalit. Les enfants m’ont dit que ces boutiques servaient de plaques tournantes aux trafics de drogue, d’alcool et d’organes. Ça doit faire plus de vingt ans que les flics n’ont pas mis les pieds dans le jhuggy. »
Ils marchèrent encore un bon quart d’heure avant d’être cernés, dans une zone sombre, par une bande d’adolescents aux crânes rasés et aux torses couverts de tatouages. Les enfants se serrèrent les uns contre les autres et, du regard, invitèrent sœur Marie à prendre les choses en main. La religieuse s’avança vers les adolescents, les interpella d’une voix forte, ne récolta qu’une bordée de ricanements, de quolibets et de gestes obscènes.
« C’est quoi, le problème ? s’impatienta Mark.
— Ils ne sont pas du jhuggy, mais d’un autre quartier. Ces petits cons se disent aryens, comme les nazis. Ils viennent ici pour se faire les poings et les dents sur les gosses. Ils savent qu’ils ne seront jamais poursuivis, jamais inquiétés. »
Mark les observa. Ils étaient une trentaine, dont cinq ou six filles habillées de jeans et de choli en cuir. Ils ressemblaient à tous les skinheads du monde avec leur crâne luisant, leurs regards embrumés d’alcool et leurs tatouages ridicules.
« Dites-leur de nous laisser passer », marmonna-t-il sans les quitter des yeux.
La religieuse traduisit ses paroles, mais ils ne bougèrent pas. L’un d’eux, un garçon de dix-sept ou dix-huit ans au ventre graisseux, lâcha quelques mots en dardant sur Mark un regard haineux.
« Il n’aime pas les angrezi, les étrangers, dit sœur Marie.
— C’est leur chef ?
— Sans doute. »
Mark s’appliqua à garder son calme et franchit d’un pas mesuré les trois mètres qui le séparaient du skinhead. Ce dernier ricana, plongea la main dans la poche de son pantalon, en dégagea un rasoir dont il déplia la lame. Mark empoigna le Colt .45, déverrouilla le cran de sûreté et le leva sur son vis-à-vis.
« Dites-lui maintenant de lâcher son joujou et de dégager le passage. Tout de suite. »
Le skinhead blêmit, et sa troupe recula instinctivement de deux pas. La voix forte de la religieuse prit une résonance solennelle dans le silence oppressant. Le skinhead resta immobile, défiant Mark du regard. Il n’admettait pas d’être ridiculisé devant sa bande. Il ne comprendrait qu’un langage, celui de la force. Alors, de sa main libre, Mark lui happa le poignet, le tira brusquement vers lui et lui posa le canon du Colt sur la tempe.
« Put the fucking razor down ! », hurla-t-il.
Le skinhead ouvrit les doigts et laissa tomber le rasoir. Du pied, Mark lui frappa le défaut du genou et l’obligea à s’agenouiller tout en lui tordant le bras et en maintenant le canon du pistolet sur sa tempe.
« Qu’il ordonne à sa bande de foutre le camp ! »
Sœur Marie s’adressa directement aux autres. Après quelques secondes d’hésitation, ils finirent par s’évanouir dans la nuit. Mark ramassa le rasoir et en promena la lame sur la nuque du jeune Indien, qui se contracta et se mit à trembler au contact du fer effilé.
« Laissez-le, intervint la religieuse. Il va finir par pisser dans son froc. Il ne reviendra pas dans le jhuggy de sitôt. »
Mark le releva et le poussa d’une violente bourrade dans l’allée. Le skinhead fila sans demander son reste. Pétrifiés, les enfants regardèrent les ténèbres avaler sa lourde silhouette.
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de vous confier cette arme, murmura sœur Marie avec un sourire pâle. Vous aviez une drôle de bobine quand vous le teniez au bout du rasoir. La tête d’un homme prêt à faire mal. A tuer.
— Je suppose que je ne suis pas meilleur que les autres, dit-il en fixant la lame scintillante.
— Mais vous pensez l’être, c’est ce qui vous pousse à vouloir reprendre cette arme biotechnologique aux Intouchables.
— Pas facile de savoir pourquoi on est d’un côté ou de l’autre... »
Non, pensa-t-il simultanément, pas facile d’être un Sidzik.
Des écrans de contrôle scintillaient dans le hall d’entrée de la salle souterraine, construite avec les mêmes matériaux que les abris antiatomiques. Indrani se souvenait qu’elle s’étendait sur plus de cinq cents mètres carrés et comportait, outre le laboratoire proprement dit, une trentaine de chambres, une dizaine de sanitaires, une cuisine et une salle à manger. Affalé sur une chaise, un gardien piquait du nez devant les écrans de contrôle qui surplombaient une porte blindée. Une chance : il aurait dû voir les trois intrus s’introduire comme des fauves dans les pièces du haut. Massacrer ses dix frères avec une précision et un sang-froid terrifiants. S’introduire par la trappe dont on avait négligé depuis longtemps de réactiver le code. Dévaler les marches de l’escalier qui s’enfonçait en colimaçon sur une vingtaine de mètres. Éliminer les deux sentinelles du palier intermédiaire avec une facilité déconcertante.
Le contact de l’acier sur son front le tira brutalement de son sommeil. En un bref éclair de conscience, il comprit qu’il n’avait pas œuvré au mieux des intérêts du Dalit. Il voulut lancer le bras vers la Kalashnikov posée sur une table basse à proximité de la chaise, mais il se rendit compte que l’un des deux hommes avait déjà ramassé l’arme.
« Ne le tuez pas », murmura Indrani.
Elle désigna le digicode de la porte blindée.
« Il connaît sans doute les codes d’accès à la salle du laboratoire. »
Mike jeta un regard de biais à la jeune femme.
« Curieux : on dirait que vous cherchez à nous faciliter la tâche.
— Vous voulez la même chose que moi, non ? »
Le métis la gifla avec une telle soudaineté, une telle violence qu’elle alla percuter une cloison métallique et que sa bouche s’emplit d’un goût de sang.
« Pas d’entourloupe, ma belle. Tu réunis les deux parties du dossier Kali et tu nous le donnes. Continue à collaborer, et tout se passera bien. »
Elle ravala ses larmes et hocha la tête. Elle n’avait plus qu’un geste à faire pour que la suite des événements ne se déroule pas exactement selon les prévisions de ces deux charognards. Elle s’adressa au gardien en hindi, puis, comme il ne semblait pas comprendre, en marathi.
L’Intouchable refusa de donner les codes d’accès et se mit tout à coup à hurler. Abel le fit taire d’un coup de crosse sur le sommet du crâne. Il s’affaissa sur la chaise, la tempe et la joue en sang.
Ils n’eurent pas besoin de le ranimer. Trois cliquetis retentirent dans le silence profond de la salle souterraine. La porte blindée s’ouvrit et livra passage à deux hommes, un Indien portant barbe et lunettes, un Occidental aux cheveux blancs et aux yeux clairs. Ils s’immobilisèrent et se turent lorsqu’ils aperçurent le gardien effondré sur sa chaise. Abel se plaça de manière à leur couper toute retraite et, du pied, empêcha la porte de se refermer.
« On ne bouge plus », glapit Mike.
Il s’approcha des deux hommes, les fouilla rapidement, découvrit un pistolet dans la poche intérieure de la veste de l’Occidental. En regardant opérer ses alliés de fortune, Indrani prenait conscience qu’elle aidait deux scorpions à s’introduire dans le laboratoire. Deux scorpions qui risquaient de foutre en l’air le projet peaufiné depuis plus de cinq ans par les services secrets indiens. Il lui fallait s’adapter aux circonstances et aux hommes, comme elle l’avait toujours fait, dans l’armée clandestine du Dalit, dans le temple secret des Himalaya ou dans les rangs des services secrets. Une façon comme une autre de transcender les limites individuelles, de dissoudre les remords, de se fondre dans un ordre plus vaste. Elle avait expérimenté cette perte magnifique du soi avec Mark dans les Ghats, elle avait frôlé l’éternité.
« Qui êtes-vous ? demanda l’Occidental dans un anglais fortement teinté d’accent slave.
— Peu importe, répondit Mike. Un seul geste, un seul cri, et vous êtes morts.
— Et vous, pauvres imbéciles, vous croyez sans doute sortir vivants d’ici ! Des centaines d’Intouchables...
— Bouclez-la ! »
Indrani reconnaissait l’Indien à lunettes, Abgai Mareswi, l’un des plus brillants biologistes de sa génération, un Parsi qui avait épousé la cause du Dalit en 1997. Il semblait également l’avoir reconnue. Il braquait sur elle ses grands yeux noirs où poudroyaient des éclats colériques. Ses traits s’étaient creusés en cinq ans, comme desséchés par le fanatisme. Le revoir ne suscitait aucun regret chez Indrani. Elle aurait pu devenir, comme lui, une enveloppe de chair vidée de son humanité et hantée par les dogmes.
« Tout le monde dans le labo », ordonna Mike.
Abel exécuta le gardien d’un balle dans la nuque avec une froideur qui horrifia Indrani. Ils passèrent dans un couloir abondamment éclairé par des spots encastrés dans le plafond. Le bourdon grave d’un générateur électrique dominait le grésillement des néons et les éclats de voix. La porte blindée se referma dans un claquement sec. A droite, une dizaine de portes en bois donnaient sur les chambres, la cuisine et le réfectoire. A gauche, se succédaient le magasin d’armes, la réserve de fournitures et le laboratoire proprement dit, fermés par des sas métalliques. Des gamines de quinze ou seize ans vêtues de burkha et munies de cabas firent leur apparition dans le couloir. Elles s’écartèrent pour laisser passer le petit groupe et gardèrent les yeux baissés au sol. Indrani avait quitté le mouvement juste avant que les Intouchables, poussés par Ranjibar, ne commencent à recruter des esclaves domestiques et sexuelles parmi les adolescentes du jhuggy. Elles n’étaient que des ombres, des créatures qu’on jetait dans les bordels quand les viols quotidiens avaient flétri leur jeunesse. Ce n’étaient pas elles, en tout cas, qui risquaient de donner l’alerte.
Abgai Mareswi fit d’abord quelques difficultés pour composer le code d’accès au laboratoire, mais, dès qu’Abel commença à maltraiter le vieux biologiste occidental, il se hâta de saisir la combinaison sur le clavier lumineux inséré dans le mur.
Il n’y avait personne dans l’immense salle où une vingtaine de moniteurs dispensaient un éclairage bleuté et changeant. Ce qu’on appelait le laboratoire était essentiellement une salle informatique. On distinguait bien quelques microscopes, quelques échantillons, quelques bouillons de culture, quelques armoires réfrigérées sur des tables ou sur des étagères, mais l’encodage informatique, le stockage et le traitement des informations constituaient l’activité principale des lieux. L’informatique avait radicalement transformé la biologie en une vingtaine d’années. Les laboratoires vaguement nauséeux où flânait une odeur persistante de formol étaient devenus des sanctuaires de haute technologie, où les particules se combinaient aux bits, aux unités d’information, pour construire l’ère biotech.
« A vous de jouer. »
Mike tendit le DVD à Indrani. Elle s’en saisit, chercha un lecteur, en trouva un sous un moniteur 21 pouces. Elle s’assit sur la chaise pivotante et glissa le disque dans le petit support. Des chiffres, des formules défilèrent sur l’écran. Son rythme cardiaque s’accéléra. Si Jean Hébert ne s’était pas trompé, elle aurait, dans quelques minutes, la clef de l’invention la plus extraordinaire depuis la découverte du feu...